La régulation des monnaies numériques de banque centrale : enjeux et perspectives pour la souveraineté monétaire

À l’heure où la digitalisation transforme profondément nos économies, les banques centrales du monde entier développent leurs propres monnaies numériques. Ces MNBC (Monnaies Numériques de Banque Centrale) représentent une évolution majeure dans l’histoire monétaire, promettant de redessiner les contours des systèmes de paiement et la conduite des politiques monétaires. Face à l’émergence des cryptomonnaies privées et à la diminution de l’usage du cash, les régulateurs sont confrontés à des défis sans précédent qui nécessitent l’élaboration d’un cadre juridique adapté. Cette mutation monétaire soulève des questions fondamentales touchant à la stabilité financière, la protection des données personnelles et la souveraineté des États.

Fondements juridiques et conceptuels des monnaies numériques de banque centrale

Les monnaies numériques de banque centrale constituent une représentation digitale de la monnaie fiduciaire traditionnelle, émise directement par l’autorité monétaire centrale d’un pays. Contrairement aux cryptomonnaies comme le Bitcoin, elles bénéficient du statut de monnaie légale et s’inscrivent dans le cadre des prérogatives régaliennes des États. Sur le plan juridique, leur déploiement nécessite souvent une adaptation du cadre législatif existant, car la plupart des banques centrales ont été instituées à une époque où la monnaie numérique n’était pas envisagée.

Le fondement conceptuel des MNBC repose sur trois piliers essentiels :

  • La transformation numérique de la monnaie souveraine
  • Le maintien du contrôle étatique sur l’émission monétaire
  • L’adaptation aux nouveaux usages numériques des citoyens

Typologie des modèles de MNBC

Les régulateurs distinguent généralement deux grandes catégories de MNBC : les modèles de détail (retail CBDC) et les modèles de gros (wholesale CBDC). Les premières sont destinées au grand public et aux entreprises pour leurs transactions quotidiennes, tandis que les secondes sont réservées aux institutions financières pour les règlements interbancaires. Cette distinction fondamentale détermine largement le cadre réglementaire applicable.

Sur le plan architectural, trois approches principales sont envisagées par les autorités monétaires :

  • Le modèle direct, où la banque centrale gère l’intégralité du système
  • Le modèle hybride, associant banque centrale et intermédiaires financiers
  • Le modèle intermédiaire, où les banques commerciales conservent un rôle prépondérant

Le choix entre ces modèles détermine non seulement les aspects techniques de la MNBC, mais surtout son cadre juridique. Ainsi, le modèle hybride, privilégié par de nombreuses juridictions comme la Banque Centrale Européenne, permet de maintenir le rôle des banques commerciales tout en renforçant le contrôle de l’autorité monétaire centrale. Ce compromis vise à préserver la stabilité du système financier existant tout en innovant.

Les fondements juridiques des MNBC varient considérablement selon les systèmes. Dans certaines juridictions, comme la Chine, l’émission du yuan numérique s’inscrit dans une stratégie nationale de souveraineté technologique et monétaire. Dans d’autres, comme l’Union européenne, le développement de l’euro numérique fait l’objet d’un processus législatif complexe impliquant les institutions communautaires et les États membres. Ces différences d’approche reflètent les traditions juridiques et les objectifs stratégiques propres à chaque entité politique.

Enjeux réglementaires de la protection des données et de la vie privée

L’introduction des MNBC soulève des questions cruciales en matière de protection des données personnelles. Contrairement au cash physique, qui permet des transactions anonymes, les monnaies numériques laissent potentiellement des traces électroniques. Ce changement de paradigme place les régulateurs face à un dilemme : garantir la transparence financière tout en préservant la confidentialité des transactions légitimes des citoyens.

En Europe, le cadre réglementaire s’articule principalement autour du RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données), qui impose des contraintes strictes en matière de collecte et de traitement des données personnelles. L’application de ces principes aux MNBC nécessite un arbitrage délicat entre plusieurs impératifs :

  • La lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme
  • La protection de la vie privée des utilisateurs
  • La prévention de la fraude financière
  • La souveraineté des données monétaires nationales

Modèles d’anonymité et de pseudonymat

Pour répondre à ces enjeux, différents modèles d’anonymité sont explorés par les banques centrales. La BCE a notamment développé le concept d' »anonymité contrôlée » pour l’euro numérique, permettant une confidentialité des transactions de faible montant tout en maintenant une traçabilité pour les opérations plus importantes ou suspectes. Cette approche graduelle vise à reproduire numériquement certaines caractéristiques du cash physique.

Les technologies de protection de la vie privée (Privacy Enhancing Technologies) jouent un rôle central dans ce débat. Des solutions comme les preuves à divulgation nulle de connaissance (zero-knowledge proofs) permettent de valider des transactions sans révéler l’intégralité des informations personnelles. La Banque des Règlements Internationaux (BRI) a d’ailleurs souligné l’importance de ces technologies dans plusieurs rapports consacrés aux MNBC.

Le cadre juridique doit prévoir des garanties contre les risques de surveillance excessive. Plusieurs juridictions ont ainsi intégré des dispositions limitant l’accès aux données de transaction par les autorités publiques elles-mêmes. En Suède, par exemple, le projet e-krona prévoit des mécanismes d’audit indépendant pour vérifier le respect des règles de confidentialité. Ces garde-fous juridiques sont indispensables pour assurer l’acceptation sociale des MNBC.

La question de l’interopérabilité internationale complique davantage le tableau réglementaire. Lorsque des transactions impliquent plusieurs juridictions avec des standards de protection des données différents, des conflits de lois peuvent survenir. Les efforts de coordination menés par des organismes comme le Financial Stability Board visent à harmoniser les approches, mais les divergences demeurent significatives entre les modèles américain, européen et asiatique.

Implications pour la stabilité financière et la politique monétaire

L’introduction des MNBC pourrait profondément modifier les mécanismes de transmission de la politique monétaire. En offrant un accès direct à la monnaie de banque centrale pour le grand public, ces instruments numériques pourraient renforcer l’efficacité des décisions prises par les autorités monétaires, notamment en période de crise. Les taux d’intérêt négatifs, par exemple, seraient plus facilement applicables à une monnaie entièrement numérique qu’au cash physique.

Néanmoins, cette innovation soulève des préoccupations quant à la stabilité du système bancaire traditionnel. En cas de tensions sur les marchés financiers, la facilité de conversion des dépôts bancaires en MNBC pourrait accélérer les phénomènes de « bank run » numériques. Pour prévenir ce risque, plusieurs mécanismes réglementaires sont envisagés :

  • L’instauration de plafonds sur les montants détenus en MNBC par utilisateur
  • La mise en place de taux d’intérêt dégressifs au-delà de certains seuils
  • Des restrictions temporaires de conversion en période de stress financier

Cadre prudentiel adapté aux MNBC

Les autorités de régulation travaillent à l’élaboration d’un cadre prudentiel adapté aux spécificités des MNBC. Le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire a entamé des réflexions sur l’intégration de ces nouveaux instruments dans les exigences de liquidité et de solvabilité des établissements financiers. La question du traitement prudentiel des actifs en MNBC reste toutefois en suspens dans de nombreuses juridictions.

L’impact sur la création monétaire constitue un autre aspect fondamental du débat réglementaire. Si les MNBC venaient à remplacer significativement les dépôts bancaires, le mécanisme traditionnel de création monétaire par le crédit bancaire pourrait s’en trouver altéré. Certains économistes suggèrent que cela pourrait conduire à un système de « narrow banking » où les banques commerciales verraient leur capacité de création monétaire réduite, nécessitant potentiellement une refonte des cadres réglementaires existants.

Les banques centrales doivent également adapter leurs outils d’intervention. La Banque du Japon et la Réserve Fédérale américaine ont ainsi commencé à étudier comment leurs opérations d’open market pourraient évoluer dans un environnement où les MNBC coexisteraient avec les formes traditionnelles de monnaie. Ces réflexions s’accompagnent de modifications potentielles des textes régissant les prérogatives des autorités monétaires.

Sur le plan international, l’émergence des MNBC soulève la question de la coordination des politiques monétaires. Le FMI a mis en garde contre les risques de fragmentation du système monétaire international si les différentes MNBC nationales n’étaient pas conçues avec un souci d’interopérabilité. Des initiatives comme le projet mBridge, impliquant plusieurs banques centrales asiatiques, tentent d’établir des standards communs pour faciliter les transactions transfrontalières.

Lutte contre la criminalité financière et respect des sanctions internationales

Les MNBC offrent aux autorités de nouveaux outils pour lutter contre la criminalité financière. Leur nature numérique permet potentiellement une traçabilité accrue des flux financiers, renforçant l’efficacité des dispositifs anti-blanchiment. Le cadre réglementaire en construction doit toutefois trouver un équilibre entre cette capacité de surveillance et le respect des libertés individuelles.

Les standards internationaux en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, établis par le GAFI (Groupe d’Action Financière), devront être adaptés aux spécificités des MNBC. Plusieurs approches réglementaires se dessinent :

  • L’intégration de mécanismes de vérification de l’identité (KYC) directement dans l’infrastructure des MNBC
  • La mise en place de systèmes d’alerte automatisés pour les transactions suspectes
  • L’établissement de protocoles de coopération internationale pour le partage d’informations

Programmabilité et respect des sanctions

La programmabilité constitue l’une des caractéristiques distinctives des MNBC par rapport aux formes traditionnelles de monnaie. Cette fonctionnalité permet d’intégrer des conditions d’utilisation directement dans le code de la monnaie numérique. Du point de vue réglementaire, cette capacité ouvre des perspectives nouvelles pour l’application des sanctions économiques internationales.

Les régimes de sanctions pourraient ainsi être implémentés de manière plus efficace, en empêchant automatiquement les transactions impliquant des entités ou des juridictions sanctionnées. Cette évolution soulève néanmoins des questions juridiques complexes, notamment concernant l’extraterritorialité du droit et la souveraineté des États. Le cas du système SWIFT, dont l’exclusion constitue aujourd’hui une sanction majeure, illustre les enjeux géopolitiques liés au contrôle des infrastructures de paiement internationales.

La question de la responsabilité juridique en cas de dysfonctionnement technique ou de contournement frauduleux des mécanismes de contrôle intégrés aux MNBC reste à clarifier. Les projets de réglementation en cours dans plusieurs juridictions tentent d’établir une répartition claire des responsabilités entre les banques centrales, les intermédiaires financiers et les fournisseurs de solutions techniques.

L’utilisation des technologies d’analyse de données et d’intelligence artificielle pour détecter les comportements suspects constitue un autre volet réglementaire en développement. La Commission européenne a ainsi proposé un cadre juridique encadrant l’usage de ces technologies dans le contexte financier, établissant des garanties contre les risques de discrimination algorithmique tout en préservant leur efficacité dans la lutte contre la criminalité.

Vers une gouvernance mondiale des monnaies numériques souveraines

L’émergence des MNBC transforme profondément le paysage monétaire international et appelle à l’élaboration d’un cadre de gouvernance adapté. Les initiatives nationales isolées risquent de conduire à une fragmentation du système monétaire mondial, compromettant l’efficience des échanges internationaux et la stabilité financière globale.

Face à ce défi, plusieurs organisations internationales ont entrepris des travaux de coordination. La Banque des Règlements Internationaux (BRI) joue un rôle central à travers son Innovation Hub, qui fédère les expérimentations de nombreuses banques centrales. Le G20 a quant à lui inscrit la question des MNBC parmi ses priorités, reconnaissant leur importance stratégique pour l’architecture financière mondiale.

  • La définition de standards techniques communs pour l’interopérabilité
  • L’harmonisation des cadres juridiques nationaux
  • L’établissement de protocoles de coopération en matière de cybersécurité
  • La mise en place de mécanismes de règlement des différends

Souveraineté monétaire et compétition stratégique

La dimension géopolitique des MNBC ne peut être négligée dans l’élaboration du cadre réglementaire. L’avance prise par certaines puissances, notamment la Chine avec son e-CNY déjà en phase de test avancée, suscite des inquiétudes quant à l’influence que pourraient exercer ces nouveaux instruments monétaires sur les relations économiques internationales.

Les monnaies de réserve traditionnelles comme le dollar américain et l’euro font face à ce nouveau défi. La Réserve Fédérale et la BCE ont ainsi accéléré leurs travaux sur les MNBC, conscientes des enjeux de souveraineté sous-jacents. Le cadre juridique en construction doit préserver les prérogatives des États tout en permettant une coordination suffisante pour éviter les effets déstabilisateurs.

L’accès des pays en développement aux technologies nécessaires pour développer leurs propres MNBC constitue un autre aspect de la gouvernance mondiale. Des initiatives comme le projet Dunbar, porté par la BRI, visent à faciliter le partage d’expertise et à promouvoir des solutions adaptées aux économies émergentes. Sans ce type d’approche inclusive, le risque d’une fracture numérique monétaire est réel.

Le cadre réglementaire international doit prévoir des mécanismes de résolution des conflits qui pourraient survenir entre différentes juridictions. Les questions de souveraineté des données, de juridiction applicable aux transactions transfrontalières ou encore de responsabilité en cas de défaillance technique nécessitent l’élaboration de règles claires acceptées par l’ensemble des acteurs.

L’avenir de la régulation des MNBC s’oriente probablement vers un modèle de « souveraineté partagée », où les États conserveraient le contrôle sur leurs monnaies numériques nationales tout en participant à des mécanismes de coordination internationale. Cette évolution rappelle celle observée dans d’autres domaines comme la régulation financière après la crise de 2008, où la nécessité d’une approche globale s’est imposée face aux limites des cadres purement nationaux.

L’avenir de la régulation monétaire à l’ère numérique

L’horizon réglementaire des MNBC se dessine progressivement, au rythme des expérimentations menées par les banques centrales et des débats législatifs dans différentes juridictions. La convergence vers un cadre juridique mature prendra vraisemblablement plusieurs années, mais certaines tendances se dégagent déjà.

La coexistence des MNBC avec les formes traditionnelles de monnaie constitue un principe directeur pour de nombreux régulateurs. Plutôt qu’un remplacement brutal du cash physique ou des dépôts bancaires, l’approche privilégiée consiste à introduire progressivement ces nouveaux instruments tout en maintenant les moyens de paiement existants. Cette transition graduelle permet d’adapter le cadre réglementaire au fur et à mesure des retours d’expérience.

  • L’évolution du statut légal de la monnaie à l’ère numérique
  • L’adaptation des règles prudentielles bancaires
  • Le développement de nouveaux mécanismes de supervision
  • L’émergence d’un droit international des monnaies numériques

Innovation réglementaire et approches expérimentales

Face à la nature inédite des défis posés par les MNBC, de nouvelles approches réglementaires émergent. Les regulatory sandboxes (bacs à sable réglementaires) permettent de tester des dispositifs innovants dans un environnement contrôlé avant leur généralisation. La Banque d’Angleterre et l’Autorité Monétaire de Singapour ont été pionnières dans l’application de cette méthode aux projets de MNBC.

La régulation algorithmique constitue une autre innovation majeure. L’intégration de règles directement dans le code des MNBC (compliance by design) pourrait transformer profondément l’application des normes juridiques. Cette approche soulève toutefois des questions sur la transparence des algorithmes et le contrôle démocratique des règles ainsi implémentées.

Les mécanismes de gouvernance multi-parties prenantes gagnent en importance dans l’élaboration des cadres réglementaires. Au-delà des banques centrales et des gouvernements, la société civile, le secteur privé et les organisations internationales sont de plus en plus associés aux processus décisionnels. Cette approche inclusive vise à garantir que les MNBC répondent aux besoins de l’ensemble des utilisateurs potentiels.

L’interaction entre les MNBC et les innovations financières décentralisées comme la finance DeFi (Decentralized Finance) constitue un champ réglementaire émergent. Les autorités doivent déterminer comment ces écosystèmes peuvent coexister, voire s’intégrer, sans compromettre la stabilité financière ou la souveraineté monétaire. Des expérimentations comme le projet Helvetia en Suisse explorent les ponts possibles entre monnaies numériques centralisées et infrastructures décentralisées.

À plus long terme, l’évolution vers des identités numériques souveraines pourrait transformer profondément le cadre réglementaire des MNBC. En permettant une identification sécurisée des utilisateurs tout en préservant leur vie privée, ces systèmes offriraient une solution au dilemme entre traçabilité et confidentialité. Les travaux menés par l’Union européenne sur l’identité numérique européenne illustrent cette tendance qui pourrait façonner l’avenir de la régulation monétaire.

La réflexion sur les MNBC s’inscrit dans une transformation plus large de la souveraineté à l’ère numérique. Les États redéfinissent leurs prérogatives face à la dématérialisation croissante des échanges et à l’émergence d’acteurs privés transnationaux. La monnaie, attribut traditionnel de la souveraineté, devient un terrain d’innovation juridique où se joue l’adaptation du droit aux réalités technologiques du XXIe siècle.